
« C’est dément ». Certaines phrases permettent à elles seules d’identifier. De se remémorer. De sourire. De se questionner. « C’est dément », une phrase, une tonalité, un bouillonnement, une envie de jouer, de foncer, de sauter partout, de grimper encore et encore. Derrière ces mots se cache un grimpeur que j’ai accepté de suivre depuis bientôt 2ans : Baptiste Dherbilly.
Et quel grimpeur ! « C’est dément ». Un puissant ancrage qui me replonge au cœur de la forêt de Fontainebleau, avec des flashs, de bons moments, une énergie particulière. Lui, dans de beaux projets. Moi, dans des traversées dalleuses et lichéneuses de 8 mètres, avec mon frère, sans aucun autre intérêt que de relier un point A à un point B sans toucher le grès avec les mains. Deux formes de jeux. Deux niveaux complètement différents aussi. Mais une énergie commune. Une ambiance qu’on n’explique pas.
Baptiste, c’est un peu un « anti-moi » en entraînement. Des séances interminables, 7 jours sur 7, à vouloir sans cesse finir exténué, à toujours se donner, encore et encore, à ne pas accepter l’échec, à fuir une forme de plaisir accessible. Alors, oui, l’ambiance, l’énergie, de bons moments en forêt. Mais un opposé, ne serait-ce que sur la préparation physique ! Et puis une question : « Thomas, est-ce que tu veux bien me suivre ? ». Et là…une histoire à commencer. Ou pas. Botter en touche. Ou pas. S’exposer. Ou pas. Foncer. Ou pas.
Que se passe-t-il dans la tête d’un « coach » quand ce genre de situation se présente ? Et surtout, quand il a le choix ? La raison voudrait nous faire dire « laisse tomber, tu as vu sa vision de l’entraînement, c’est complètement à l’ouest de ton fonctionnement. Tu vas te planter, et te tirer une balle dans le pied ». C’est un peu ça qu’on se dit. Une sorte de réalisme stupide et primaire qui mêle déjà « regard des autres », « Ego », et « un mode cortical évoluant à 0 ou 1 ». C’est aussi une forme de compétition, pour moi. Accepter de suivre un sportif qui pense différemment, à qui il va falloir faire ses preuves en quelque sorte. Seulement voilà, c’est dans la compétition qu’on apprend, notre cerveau adore la nouveauté, la remise en question. Il faut simplement changer la représentation qu’on en a (de la compétition). Pour cette raison déjà, j’ai eu envie de foncer avec Baptiste. Quelle opportunité ! Et puis bien sûr, une petite voix très intérieure, perceptible mais discrète : « moi, j’y crois ».
Voilà donc 2 ans que ce bonhomme hors norme me questionne, qu’il me piège aussi, qu’il me pousse dans mes retranchements. Derrière ce côté « fun », une exigence qui ne lui laisse aucun repos ou presque. Derrière les « c’est dément », une énergie forte mais un socle instable. Baptiste, c’est un gars qui marche sur l’eau sans le savoir, qui te dit « là c’est dur quand même », et à qui tu as envie de répondre « bah oui mais bon, tu pourrais peut-être déjà revenir sur un sol ferme non ? ». Et forcément, quand on marche sur l’eau, les appuis sont différents, le regard est davantage tourné vers l’intérieur, les sensations sont prioritaires. Ce qui en fait un ouvreur génial, capable d’inventer des blocs exigeants, y compris pour les débutants. Baptiste n’est pas un ouvreur commercial. Pour ouvrir la porte de ses blocs, il faut lever les yeux : la clé est toujours bien accrochée quelque part, visible mais insaisissable. Si on l’observe, alors on peut réussir. C’est une qualité, de proposer aux grimpeurs débutants d’observer, de réfléchir.
C’est de cette manière que j’essaie de lui répondre. On n’impose pas à quelqu’un de grimper moins. On n’oblige pas à un sportif de faire ça ou ça du jour au lendemain. Il faut comprendre. Donner du sens. Bien sûr, je sais qu’il rumine parfois, qu’il me dit « tu n’as toujours pas répondu à ma question ». C’est une manière aussi de lui répondre « la clé est là, autour de ta question ». Régulièrement, j’ai le droit à « c’est l’exercice le plus frustrant du monde ». Bah oui, elle est étrange cette sensation de ne pas finir explosé. Mais nerveusement, que se passe-t-il ? Qu’apprend-on vraiment de tout ça ? Baptiste, c’est un peu un enfant pour moi, dans le bon sens du terme. C’est ce qui m’a plu, et c’est aussi pour ça que je lui ai proposé un jour d’aller à Bleau, sans même le connaître. Alors, je pense sans cesse à cette expérience, très connue en neurosciences. Placez un bonbon devant un enfant, sur la table et dites-lui ceci « tu as le droit de le manger tout de suite, mais si tu attends 30 minutes sans y toucher, alors tu en auras un 2ème ». Expérience terrible ! Les résultats sur le long terme sont incroyables : les enfants qui ont appris à résister apprennent plus vite, mieux, et ça se vérifie socialement. Bien sûr, il existe une part de génétique… bien sûr. La bonne nouvelle, c’est que ça s’apprend, et certains pédagogues commencent à apprendre aux enfants à résister, à utiliser la frustration. Si on va plus loin, on peut aussi se dire que l’enfant apprend à détourner son attention d’une chose devenue omniprésente dans sa tête. En fait, Baptiste est un enfant à qui je propose des expériences dans lesquelles il se sent libre…tout en ayant une étrange sensation en lui. Des séances de préparation physique de 15 minutes, de la grimpe où il termine sans être fatigué, des jours de repos…Baptiste résiste. Et il apprend. Chaque jour, chaque semaine. Chaque année. Il trouve ses propres réponses, relie ses expériences entre elles, il leur donne du sens. Petit à petit je le vois grandir, à une vitesse incroyable. C’est d’ailleurs bénéfique pour moi aussi, de ne pas vouloir aller trop vite, de me contenir, de prendre mon temps. Je…résiste…
Baptiste est un entraîneur exceptionnel. Un ouvreur que j’admire. Un enfant à qui on ne peut pas tout dire, mais qu’on veut chouchouter. Un poète, un vrai. Un grimpeur capable de venir à bout d’un 9a+ en falaise et de 8B en bloc. Je l’accompagnerai, Prépagrimpe l’accompagnera, encore et encore, jusqu’au jour où il me regardera comme un adulte. On aimerait parfois que les enfants ne grandissent pas… alors profitons, explorons, amusons-nous. De l’instant. De ces moments. Je crois que j’ai pris un coup de vieu. Tant mieux. Parce que ça me prouve aussi qu’on a besoin d’apprendre à tout âge. Que l’expérience ne vaut que si elle est vitaminée par l’effervescence.
Parce que même si Baptiste est en réalité un adulte, même s’il travaille 60h par semaine dans sa salle d’escalade (Cortigrimpe), même s’il encadre avec professionnalisme… je lis des mots comme « Ali Baba » et « Madagascar ». On entend un peu d’enfance dans tout ça… Comme dirait Aldebert aux enfants, « grandir c’est fabriquer des premières fois ». Alors, c’est tout ce que je te souhaite. Avec ou sans moi, avec ou sans Prépagrimpe. À l’heure où les grimpeurs me demandent s’il existe une Team Prépagrimpe, je réponds un immense OUI. Des grimpeurs et grimpeuses à qui je dis « merci ».
Photos : Etienne Seppecher